Statistiques, classements, indices, tableaux de bord, indicateurs, jamais les chiffres n’ont occupé une place aussi centrale, à l’heure où une part croissante des activités est de nature digitale. Centraux dans les échanges et les argumentaires, leur pouvoir persuasif semble universel. Ils s’adressent tout autant aux experts, qu’aux citoyens ou journalistes, qui en font grand usage dans les médias.
Pourtant, derrière cette apparente neutralité, la quantification est une activité pouvant être biaisée par l’idéologie de ceux qui en opèrent la production et l’interprétation. Elle est devenue un langage de légitimation des réformes et un outil au service de pratiques rhétoriques, voire un instrument de discipline et de coercition.
C’est à ce titre que nos recherches s’inscrivent dans le débat plus large de la « gouvernance par les nombres », dont nous avons pu voir récemment les manifestations diverses à l’occasion de la pandémie de la COVID 19. Ces pratiques de management public et de communication politique amènent à soulever un ensemble de questions sur la rationalité des systèmes démocratiques.
Le tournant des années 2000
L’usage des chiffres pour gouverner n’est certes pas nouveau dans la mesure où l’État moderne s’est construit autour des statistiques, qu’elles soient démographiques, militaires, fiscales ou économiques. Mais depuis le tournant des années 2000, on observe une multiplication des indicateurs, indices et classements destinés à comparer, hiérarchiser et piloter les politiques publiques. Le baromètre des résultats de l’action publique française représente un bon exemple de cette tendance.
Cette logique de pilotage reposant sur des indicateurs est supposée renforcer la transparence et la redevabilité – l’obligation de rendre des comptes – des décideurs envers ceux qui leur ont confié un mandat. On retrouve cette même logique à l’échelle internationale, dans le domaine éducatif, avec les classements PISA réalisés par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ou bien encore dans les domaines financiers ou de santé avec le Worldwide Governance Indicators et le Global Health Security Index.
Cette approche favorise l’usage d’indicateurs économiques – visibles, mesurables et rapidement évaluables – au détriment d’autres dimensions plus qualitatives (bien-être, justice, environnement) moins directement saisissables. Les données quantifiées guident alors les approches comparatives et créent un effet d’autorité. Un score faible peut attester d’une mauvaise performance, justifier une réforme et montrer l’évidence de l’utilité de débloquer des fonds.
Du panoptique au « panoptisme numérocratique »
La référence au dispositif du panoptique, décrit par Jeremy Bentham puis Michel Foucault, aide à mieux saisir un état de « visibilité permanente ». Dans ce modèle, un gardien placé au centre d’une prison voit sans être vu, incitant chacun à l’autodiscipline.
Avec les chiffres, les conditions de réalisation d’un « panoptisme numérocratique » sont réunies. Le contrôle devient multicentré puisque les chiffres viennent de multiples institutions telles qu’États, ONG, médias ou entreprises. Le contrôle n’est plus spatialisé dans le sens où il ne se limite pas à un lieu précis (une prison, une école, un espace territorial) mais se déploie dans tout l’espace public, sur des réseaux sociaux, dans les médias d’information.
Sa finalité est enfin diversifiée car les mêmes indicateurs peuvent aussi bien servir à informer, comparer, sanctionner ou encore à motiver des réformes. On voit ainsi poindre une nouvelle capacité de surveillance au travers des nombres, qui repose sur un maillage en réseau qui façonne l’acceptabilité des décisions publiques et l’adhésion des citoyens.
L’empire des chiffres
C’est ainsi que l’empire des chiffres transforme peu à peu notre rapport au pouvoir, dans la mesure où nous nous savons « évalués » et « guidés » en permanence par les nombres que nous côtoyons au quotidien. On en vient alors à s’interroger sur le fondement et la pertinence de tels chiffres présentés comme scientifiques et incontestables, alors qu’ils sont le produit d’une construction sociale et de choix méthodologiques.
Outre leur caractère discutable, ces dispositifs de quantification et d’optimisation peuvent apparaître oppressants et contreproductifs, en créant des effets de surcharge mentale. L’obsession des chiffres peut même se traduire par une perte de plaisir de sorte que l’activité cesse d’être vécue pour elle-même. Elle devient dominée par la performance numérique.
La crise Covid-19
La pandémie de Covid-19 a fourni une nouvelle illustration de la puissance des chiffres afin de conforter la légitimité de l’action publique. Chaque jour, la diffusion des courbes d’infections, des taux de vaccination ou des tableaux de bord publiés par les bureaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a permis de justifier les décisions des gouvernements. Ces indicateurs avaient vocation à comparer les situations respectives des pays mais aussi à servir d’appui à des décisions de confinement, avec des citoyens invités à intérioriser la logique des décisions prises à partir des indicateurs.
Certes, la quantification présente des avantages évidents. Elle favorise la transparence et renforce la redevabilité des gouvernants, si bien que les citoyens disposent de repères apparemment objectifs pour apprécier les décisions publiques. Mais ces avantages présentent un revers. Les indicateurs simplifient des réalités complexes et avantagent certains acteurs, à la suite de choix méthodologiques qui ont été opérés.
Quel impact sur la perception ?
Le cas du Vietnam apparaît intéressant à étudier, au regard de ses particularités culturelles, historiques et politiques. Les valeurs culturelles vietnamiennes reposent historiquement sur la recherche de l’harmonie sociale et de la solidarité. Les politiques publiques peuvent s’appuyer sur ce socle.
Dans la perspective d’une étude de la gestion publique et du rôle attribué à la quantification à l’occasion de la crise du Covid-19, nous avons collecté 24 000 réponses de professeurs et étudiants universitaires à propos de l’efficacité de la « gouvernance par les nombres ». La question centrale était la suivante : comment la transparence et l’utilisation intensive de données quantitatives ont-elles influencé la perception publique et l’adhésion des citoyens vietnamiens aux décisions prises pour gérer la pandémie ?
Auteurs :
- Benjamin Benoit, Enseignant-chercheurs en sciences de gestion (MRM-UPVD), Université Perpignan Via Domitia
- Hien Do Benoit, Enseignante-chercheure, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
- Stéphane Trébucq, RSE, développement durable, capital humain, pilotage de la performance, IAE Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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